Le réalisme saisissant des tranches de vie quotidiennes que nous offre la peinture d'Edward Hopper capture le regard comme un instantanné photographique qui suspend le temps. L'artiste new yorkais est incontestablement de la veine réaliste mais le confiner à cette tradition serait quelque peu réducteur et ne rendrait qu'imparfaitement compte de toutes les facettes de son Art. Son oeuvre est en réalité au carrefour de diverses influences mais trouve ses racines dans l'impressionnisme français. Edward Hopper a été, dans sa destinée d'artiste, continuellement écartelé entre le rêve lyrique vécu au cours de ses jeunes années à Paris et l'exigence d'un art américain soucieux de son autonomie à l'égard des modèles européens et de leurs effets ostentatoires de virtuosité. A la new York School of Art où il étudie sous la direction de Robert Henri, farouche défenseur d'un Art américain indépendant, se font déjà jour dans ses premières esquisses (Man seated on bed,Woman in a studio), cette narration suspendue, cet arrêt sur image sur le détail du quotidien qui sera la caractéristique majeure de sa peinture.
De ses premières oeuvres, la couleur et la lumière sont absentes. Hopper ira en capter l'essence à Paris où il séjournera de 1906 à 1910. L'aspirant artiste tombe en pamoison devant les impressionnistes dont la technique, portée à son excellence par Monet et Renoir, incarne l'Art de dire l'émerveillement face au réel. Hopper s'ennivre de leur lyrisme qui introduira dans son oeuvre le pouvoir vertigineux de la couleur et de la lumière. Aux yeux de Hopper, Degas incarne la quintessence même de la captation du réel. Un bureau de coton à la Nouvelles Orléans ouvre le jeune peintre, subjugué par ce tableau, à la représentation picturale de l'activité fiévreuse d'un bureau, symbole du basculement du monde dans l'ère du commerce et de l'industrie. Et ce n'est pas un hasard si Degas a capté cette vision lors de son voyage aux Etats-Unis et renvoie ainsi au réalisme économique de la jeune nation.
Au salon d'automne 1906, Hopper est interpelé par le tableau de Courbet, L'Atelier du peintre, qui met en exergue le rôle de l'artiste parmi ses contemporains dans un instant immortalisant la société de son temps. Ce tableau, auquel Courbet avait accolé la mention "allégorie du réel" annonce la voie sur laquelle Hopper s'acheminera, celle d'un photographe pictural, témoin de son époque.
C'est pétri de toute cette inspiration parisienne que l'artiste new yorkais revient en terre d'Amérique. Il est cependant rattrapé par la mutation initiée sous l'impulsion de son ancien maître et mentor Robert Henri et son groupe des Huits. Ceux-ci sont parvenus à imposer un Art Américain indépendant fondé sur la "modernité", au sens baudelairien du terme, qui incite les artistes à faire de la réalité quotidienne oeuvre créatrice. Il s'agit là d'une modernité qui se nourrit d'un monde sans artifice et sans fard. Dans ce réalisme artistique, Hopper ne peut que constater amèrement qu'il n'y a pas de place pour le lyrisme des impressionnistes et que son rêve parisien va devoir prendre fin. Le peintre va alors embrasser des sujets et des styles en accord avec cette nouvelle donne artistique.
Mais avant, il peint son Soir Bleu, un tableau imposant, qui marque l'adieu définitif de l'artiste aux inspirations captées en terre de France. Le sens de cette oeuvre nous a d'emblée échappé et l'incompréhension l'a confinée, pendant longtemps, à la confidentialité. Le personnage central, un clown blanc à l'air triste, représente l'artiste cotoyant à la même table les figures symboles du Paris qu'il a aimé et qu'il considérait comme "le summum de tout". Il y a là, un militaire, une fille de joie, un proxénète, et un couple de bourgeois. Ce tableau est une réminiscence de l'Atelier de Courbet où l'artiste est entouré des personnages de son temps. Ce Soir Bleu est le paradis perdu des aspirations lyriques de Hopper qui ne résistent pas aux revendications d'un Art national américain.
Hopper va alors s'engager sur la voie ouverte par le Groupe des Huits (dont il ne fera cependant jamais parti), celle de la modernité comme captation du réel. Désormais, l'artiste embrassera le commun et s'attachera à l'exploration du familier et de l'ordinaire dans une rigueur constructive preque géométrique. Hopper va saisir sur le vif des instantannés de vie. Il va d'abord scruter les racines de la société américaine dans la représentation des maisons mansardées de Gloucester (The Mansard Roof) ou dans la juxtaposition du surannée et du moderne dans un décorum inquiétant (House by the railroad).
Si Hopper devient un des portraitistes majeurs de la vie américaine, il ne versera cependant, à aucun moment, dans l'apologie nationaliste et dans l'exaltation à outrance des valeurs américaines. Il est d'ailleurs un artiste ironique qui peut se faire férocement subversif. En plein prohibition, il représente des trafiquants d'alcool dans Bottleggers et met en lumière la nudité athlétique d'une show girl dans Girlie Show alors que les ligues de vertu s'agitent en faveur de la suppression des spectacles de strip-tease.
"La nature est distillée dans l'alambic de l'homme". Toute sa vie Hopper a fait sienne cette définition de l'Art du poète Ralf Waldo Emerson. Et cette plongée en abîme au coeur de l'homme va donner naissance à ses plus belles toiles. Ainsi scrute-t-il dans Sunday la solitude contemplative d'un personnage dans la lumière éclatante d'un dimanche d'été en ville.
Ainsi, s'attache-t-il dans Automat à l'attitude introspective de cette femme, les yeux rivés dans la robe sombre de son café, comme révélateur d'augures dans le manteau d'une nuit qui enveloppe et que seuls les néons lumineux parviennent à retenir.
Force est de constater qu'Hopper a traversé la vie en grand observateur du quotidien. Il fut notamment le spectateur avisé de l'intimité des habitants de la Cité de l'Atlantique à travers le prisme de scènes capturées de la rame du métro aérien de la ligne L reliant l'East Village à Brooklyn. Ces voyages urbains lui ont inspiré de magnifiques fulgurances saisies au sein même des maisons et appartements riverains. On peut citer à cet égard Room in New York qui décrit le repli sur soi d'un couple dans leur salon, ou Night Window qui capture une posture féminine dans l'encablure d'une fenêtre. L'oeil de l'artiste se fait ici inquisiteur pour révéler ce qui nous échappe.
Hopper était un maître du réel et il semblait, de ce fait, nourrir un sentiment de défiance vis à vis du monde du spectacle. Les salles de cinéma et de théâtre l'ont beaucoup inspiré mais pour en dénoncer le pouvoir de séduction créateur d'artifices trompeurs. Cette approche platonicienne se révèle toute entière dans l'attitude de ses personnages qui tournent le dos à la scène ou qui se désintéressent du film pour se perdre dans leurs pensées comme dans New York Movie. Cette ouvreuse qui s'est volontairement mis en marge du spectacle pour se fondre dans une introspection profonde est, selon les mots du poètes André Breton, "comme perdue dans son rêve à l'écart de ce qui se déroule de grisant pour les autres"
Toutefois, cela ne suggère en rien que Hopper détestait les spectacles. Il avouait lui même s'adonner à des "orgies de cinéma" quand il était en mal d'inspiration, les jours damnés où il se tenait en équilibre sur le bord de l'abîme qui le sépare de sa force créative. L'oeuvre d'Hopper entretient en effet avec le Septième Art des liens étroits. Le peintre a beaucoup emprunté à l'atmosphère oppressante des films noirs. Son oeuvre la plus connue, Nighthawks, en est la plus éclatante illustration.
Dans la pénombre d'une rue désertée, au coeur de la nuit, un bar éclairé dans un halo jaune laisse apparaître à notre regard, à travers sa devanture, trois personnages et un barman. Ce tableau, qui laisse transparaître une atmosphère propice à une criminalité latente, renvoie aux films de James Cagney, Humphrey Bogart et Edward G. Robinson. Cette toile est également une réminiscence, dans sa teneur et ses couleurs, du Café de Nuit de Vincent Van Gogh dont ce dernier disait qu'il avait voulu représenter "un endroit où l'on peut se ruiner, devenir fou ou commettre un crime". On retrouve également l'âme des films noirs dans Office at Night qui met en scène deux personnages renvoyant aux archétypes du polar, le privé affairé et la secrétaire sexy et intrépide.
De même, le contexte nocturne de Conference at night évoque des personnages acteurs d'un plan frauduleux, d'un mauvais coup patent. Le conciliabule auxquels se livrent ceux-ci dans la pénombre d'une pièce éclairée par la seule lumière venant de la rue, donne à la scène des airs de conspiration, de réunion secrète qui ne relève en rien de la banale discussion de bureau.
Si Hopper a puisé sa force créative dans le cinéma, celui-ci s'est largement inspiré de l'oeuvre du peintre. Jarmush, Polanski et Wenders ont emprunté sujets et lumières à l'artiste new yorkais. Hitchcock fera quant à lui de l'inquiétante masure de The House by the Railroad l'antre de la mère de Norman Bates, le tueur psychopathe du film Psychose.
De la fin de la seconde guerre mondiale à sa dernière oeuvre en 1966, Hopper fera de la lumière le sujet central de ses tableaux, voire même leur actrice exclusive comme dans Sun in an empty room où elle irradie les lieux d'où toute existence humaine a disparu, ce qui est en soi un paradoxe pour un artiste qui a mis l'homme au coeur de son oeuvre. Hopper, avec l'ironie qui lui est propre, livre là une vision abstraite de sa peinture, où la radicalité des formes se met en scène dans un jeu d'ombre et de lumière.
Rien n'échappe désormais à la lumière dans les toiles de Hopper. Elle s'immisce partout, dans la lecture intime d'une missive privée dans New York Office et suscite l'engouement, voire la dévotion collective, dans People in the Sun.
C'est donc en pleine lumière que l'artiste décidera de faire ses adieux au monde. Endossant de nouveau le costume de clown de Soir Bleu, il fait une dernière apparition sur scène dans un ultime tableau clairement inspiré du film Les enfants du Paradis.
Il se retire dans ce halo lumineux qui n'a jamais cessé d'habiter ses oeuvres et d'éclairer la vie pour nos regards aveugles trop habitués à l'ordinaire pour en saisir l'essence profonde. Dans l'oeuvre d'Hopper, la lumière darde de son pouvoir consolateur les indvidualités plongées dans le banal du quotidien. Elle enveloppe l'humanité toute entière dans les méandres des couloirs froids de la ville et dans l'indifférence de l'anonymat. L'oeuvre d'Hopper est, à l'évidence, la rencontre réussie de l'âme lyrique des impressionnistes qu'il a tant aimés et de l'impérieux désir de réalisme d'une jeune Nation en devenir.
Brigitte MAROILLAT